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Interview

Olivier Kemeid

dramaturge, metteur en scène

 

L'année 2015-2016, nous avons correspondu avec Olivier Kemeid, l'auteur de la pièce L'Enéide, pièce que nous avons monté cette année-là. Tout comme le texte originel de Virgile écrit au 1er siècle avant JC, cette pièce écrite en 2008 résonne fortement avec l'actualité.

L'auteur canadien aux nombreux prix et à la réputation internationale a répondu par mail aux questions des élèves de Première.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire / d'écrire du théâtre ?

   À l’âge de 10 ans, je suis parti vivre avec ma famille sur un voilier, pendant un an. Nous avons quitté le lac Champlain, à la frontière canada-américaine, où était situé le bateau, puis nous avons navigué tout le long de la côte est des États-Unis, jusqu’aux Antilles. Je n’allais pas à l’école ; comme j’avais sauté une année à mon école primaire, mes parents avaient décidé que je pouvais «rater» une année et ainsi revenir avec les enfants de mon âge.

   Ce fut une année fondatrice, une sorte d’année-zéro pour moi : j’ai lu une quantité incroyable de livres, surtout des Jules Verne, voyageant en même temps que les héros de ses livres, en parallèle à eux, en quelque sorte… Puis j’ai tenu un journal de bord, dans lequel je me forçais à écrire une page par jour : ce fut mon premier écrit non académique, et c’est avec ce journal qu’est né le désir d’écrire, à la fois pour fixer les événements (le travail de la mémoire), mais aussi pour les prolonger, les réfléchir et comprendre ce qui se jouait en moi.

Pourquoi / comment  vous êtes-vous intéressé au texte de Virgile ?

    C’est par Dante et sa Divine Comédie que je suis tombé sur Virgile - le guide du poète florentin dans les méandres de l’Enfer et du Purgatoire.

Pourquoi avoir écrit cette pièce ? (motifs/raisons) ?

   Je n’ai pas « bien » lu L’Énéide. Je veux dire : je n’ai pas pu l’analyser avec objectivité, avec ce que cela demande de détachement. Dans le destin d’Énée, cet homme qui doit quitter Troie dans l'espoir de trouver une terre pour son jeune fils, j’ai constamment perçu le périple de mon grand-père, Charles Kemeid, un Égyptien d’origine libanaise qui a dû quitter le Caire en 1952 dans la foulée des émeutes et des incendies qui ont mené à la révolution nationaliste.        

   À cela s’ajoute un autre événement marquant de ma vie. Lors de notre année sabbatique en voilier, nous avons été témoins d'un sauvetage de réfugiés de la mer provenant d'Haïti. Mon père a agi comme interprète lors du rafistolage de l'embarcation de fortune, effectué sous le regard de l’armée des Bahamas, où nous étions, mais sans son aide. Une semaine plus tard,  nous avons appris le naufrage tragique du bateau. Ma famille et moi avons été les derniers à avoir vu vivants ces quatre-vingt damnés de la terre, dont un jeune garçon du même âge que moi.       

   C’est le seul événement que je n’ai pas consigné dans mon journal de bord. 

Quel sens / quelles réflexions avez-vous voulu donner à la pièce ?

   Comme ma famille, Énée et ses compagnons ne prétendent pas constituer un peuple élu. Ils ne quittent pas leur sol pour satisfaire un dieu quelconque. Ils sont exilés de force, ils luttent pour survivre, ils veulent souvent abandonner. Ils savent qu’ils sont condamnés à être des exilés perpétuels, mais c’est pour leurs enfants qu’ils cherchent une terre. Pas pour eux car pour eux, il est déjà trop tard.
   Deux mille ans après ce récit, j’y entends encore le chant si émouvant d’une tentative d’instaurer un État neuf et juste, délivré des anciennes rancoeurs, délivré du cycle de la vengeance.


« Nous ne chanterons jamais seuls,

car aux bois des forêts humaines tout est écho. »  

                                                                           Virgile, L’Énéide

Pourquoi traiter un tel sujet d'actualité à travers le théâtre, quand on en entend parler presque tous les jours par les médias ?

   Parce que le théâtre - et l’art en général - nous permettent de voir le monde autrement. Je tente d’écrire ce qu’on ne dit pas, dans les médias ou ailleurs.

   La question des réfugiés a toujours été - hélas - d’actualité. Des Troyens aux Syriens en passant par les boat-people d’Haïti ou du Viet-Nam, elle hante notre Histoire - mais pas assez nos consciences.       

   Il n’y a plus et il n’y a sans doute jamais eu de terre vierge. Tout a été distribué. Il nous faut donc repenser impérativement la répartition des peuples sur cette terre.

Sur quoi pensez-vous qu'il faille particulièrement mettre l'accent dans la mise en scène de cette pièce ?

   Au-delà des grands thèmes, j’ai voulu donner de la chair, du concret, des corps à ces hommes et à ces femmes qui doivent quitter leur terre natale. J’ai choisi une couleur définie pour chaque acte, un élément naturel qui peut donner des actions quant au type d’énergie, de jeu, de rythme: l’urgence et l’effroi dans le feu, l’abandon et l’errance dans l’eau, la passion amoureuse dans la terre, la mort sous la terre, la colère et le meurtre dans le sang - mais aussi la vie. Chacun de ces éléments connaît un paroxysme, lequel entraîne l’acte suivant: l’incendie pour le feu, la tempête pour l’eau, le tremblement pour la terre, le retour à la vie pour l’enfer, la mort (celle d’Achate) pour le sang. 

   Chaque élément vient annuler le précédent:  l’eau éteint l’incendie, la terre sauve les naufragés de la tempête, la marche dans les enfers qui arrête le tremblement de terre, le sang qui redonne la vie.       

   C’est aussi une pièce sur l’amitié (entre Énée et Achate, chacun étant le moteur de l’autre), l’amour bien sûr (les trois femmes d’Énée), la relation père-fils (Anchise-Énée, Enée-Ascagne).

Que ressentez-vous au fait que d'autres personnes reprennent votre texte ?

   Un grand plaisir :  l’une des beautés du théâtre est de voir son texte être investi, incarné, habité par de nouveaux corps, de nouvelles voix - de nouvelles voies.

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